Définition du concept

La consécration consiste en une représentation publique, ostentatoire et ritualisée de la reconnaissance littéraire par une instance reconnue ou se reconnaissant apte à juger de la valeur d’une œuvre ou d’un écrivain. Obtenue à un moment déterminé, elle est perçue comme une légitimité indiscutable, comme un titre immuable (Denis ; David). La consécration n’est jamais tout à fait distincte de la légitimité, de la reconnaissance et de la canonisation, phénomènes qui se recoupent en plusieurs points. Certains sociologues de la littérature emploient par ailleurs les unes et les autres notions sans les définir explicitement.

Historique des emplois

Pour Pierre Bourdieu, la consécration et le pouvoir de la décerner sont les enjeux principaux des luttes au sein du champ littéraire. Participant au processus de transmission de la légitimité, la consécration couronne des œuvres ou des écrivains dans le champ littéraire. Dans Les Règles de l’art (Bourdieu, 1992), Bourdieu désigne quelques instances chargées de décerner les indices de reconnaissance – les académies, le système d’enseignement, les auteurs de listes, etc. – et en appelle à une analyse plus large du phénomène qui ferait ressortir les différentes formes prises par le panthéon des grands écrivains, selon les époques – les manuels, anthologies, morceaux choisis, portraits, bustes, statues, médaillons, etc.

« On pourrait, en cumulant des méthodes différentes, essayer de suivre le processus de consécration dans la diversité de ses formes et de ses manifestations (inauguration de statues ou de plaques commémoratives, attribution de noms de rue, création de sociétés de commémoration, introduction dans les programmes scolaires, etc.), d’observer les fluctuations de la cote des différents auteurs (à travers des courbes de livres ou d’articles écrits à leur sujet), de dégager la logique des luttes de réhabilitation, etc. » (Bourdieu, 1992, p. 369).

Pour Jacques Dubois, les instances de consécration veillent à l’institution de la légitimité et à son respect. Il cite en exemple les académies littéraires qui, par la remise de prix et la cooptation, couronnent le processus de distinction et de reconnaissance. Or, les académies subliment aux yeux d’un grand public néophyte les fondations mêmes de l’institution : l’autorité des jurys, la compétition, etc. Il en va de même de la consécration venant du milieu de l’enseignement : les manuels et les anthologies offrent des découpages significatifs de l’histoire littéraire, en donnant à lire un panthéon plutôt qu’un autre, fixant et participant à la reproduction des modèles, mais sans jamais afficher les valeurs qui président à la mise en œuvre de ce canon.

Enfin, pour Björn-Olav Dozo et François Provenzano, l’intérêt de la notion de consécration réside davantage dans le processus qui la fait advenir que dans son résultat. La consécration est « l’effet d’un processus institutionnel autorisé, centré sur la réception d’un auteur et de son œuvre et consistant à une qualification différentielle » (Dozo & Provenzano, par. 4). D’un point de vue discursif, elle impose la valeur d’usage à son objet en proposant une modélisation formelle (« Proust est le romancier de l’introspection », donnent en exemple les auteurs). D’un point de vue institutionnel, le nombre et la fréquence des reconnaissances, qui dépassent le seul champ littéraire et qui peuvent atteindre, par exemple, les pouvoirs publics (par la désignation de nom de rue), sont des indicateurs de la consécration multiforme des auteurs ou de leur œuvre. Dans la mécanique d’acquisition du capital symbolique, la consécration est située à l’intersection de la grande diffusion (le succès) et de la diffusion restreinte (la légitimité littéraire), sur un axe vertical, et de l’émergence et de la canonisation, sur un axe horizontal. Dans la diachronie, elle se trouve dans une temporalité moyenne, à mi-chemin entre la brièveté de l’émergence et la temporalité longue de la canonisation. Cette conception de la consécration invite à s’interroger sur la valeur de la littérature qu’elle porte au-delà du strict champ littéraire, notamment à l’échelle de la nation, et en regard des autres productions culturelles. Précisant ce qu’avançait Jacques Dubois, ce ne sont pas, pour Dozo et Provenzano, les instances qui consacrent, mais la consécration qui se joue sur des scènes « consécratoires » coexistantes et non concurrentielles, dont les stratégies, représentations et effets diffèrent.

Exposé des usages actuels et des applications récentes du concept

Les applications récentes du concept dans les études littéraires ont beaucoup porté sur la forme la plus répandue et la plus éclatante de la consécration : les prix littéraires. Les travaux de Sylvie Ducas (2006 ; 2013) ont montré que les prix se sont démocratisés au fil du temps. Si les premiers ont été créés par l’Académie française et par les pairs, nombre d’entre eux sont désormais attribués par les lecteurs, ce qui place l’écrivain au cœur d’un paradoxe : par leur nombre et leur nature, ils ne consacrent plus tant l’auteur qu’ils contribuent à désacraliser sa figure. James English s’est penché sur la circulation de la valeur culturelle à travers les prix et les médailles dans les arts et la littérature à l’époque moderne. Empruntant à Bourdieu les notions de champ et de capital, il interroge la possibilité d’un capital purement symbolique ou économique. Dans cette « économie du prestige culturel », le prix littéraire apparait ainsi comme un instrument de négociations des transactions entre la culture, l’économie, le politique et le social (English, p. 10). Claude Poliak a pour sa part réfléchi aux prix littéraires grand public qui visent la découverte de nouveaux talents pour montrer qu’ils entretiennent auprès des profanes l’idée plus ou moins juste d’une consécration donnant droit d’entrée dans le champ littéraire. Enfin, Björn-Olav Dozo et Michel Lacroix se sont intéressés à l’aspect social et interactionnel des prix littéraires, faisant ressortir l’aspect agrégatif de la constitution des jurys. Le capital symbolique des jurys est inséparable du capital social des jurés : détenir des liens forts, des entrées directes et des prix littéraires les rend d’autant plus consacrants et aptes faire circuler le capital symbolique dans le champ littéraire.

Ouverture vers d’autres concepts ou perspectives

La notion de « légitimité » s’emploie au sujet d’une institution, d’un auteur ou d’un livre jugé pertinent dans le champ littéraire, mais méconnus comme tel (Bourdieu, 1984, p. 110). S’il peut y avoir légitimité sans consécration, en revanche la consécration ne peut advenir sans légitimité, dont elle constitue certainement la représentation symbolique ou matérielle la plus manifeste. Ces dernières années, pour bien marquer le fait que la légitimité est constamment soumise à une réévaluation par les pairs, dont le propre positionnement varie sans cesse, certains chercheurs lui préfèrent le terme de « légitimation », entendu comme un « ensemble de processus par lequel un champ confère une certaine valeur à une œuvre, un acteur, un mouvement, etc. » (Glinoer, par. 16).

Quant à la notion de reconnaissance, elle relève de l’estime (ou de la mésestime) de la société pour un écrivain ou un artiste, et fait référence aux « marques de grandeur adaptées au mérite individuel » (Heinich, p. 376), soit les récompenses qui leur sont (ou non) accordées. La notion de reconnaissance est employée par certains chercheurs parce qu’elle met l’accent sur l’objet de la reconnaissance, sur ses moyens et sur ses dispensateurs, renvoyant à une sociologie compréhensive des valeurs (Heinich, p. 386), alors que la notion de légitimité, qui sous-entend la présence d’une norme unique fondée par une instance de pouvoir, renverrait davantage à une sociologie critique.

Enfin, la canonisation, qui est une des formes prises par la consécration, est l’action de proclamer des œuvres ou des auteurs au rang de modèles. Transmis par le système scolaire, le canon s’établit sur la base de la relecture des œuvres par des générations successives de lecteurs et de la production de textes seconds. Résultat d’une hiérarchie des genres et des usages, il a été remis en question par les études féministes et postcoloniales notamment, amenant du même coup une réflexion sur les notions de consécration et de légitimité (Robert).

Bibliographie

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Vaillant (Alain), « Copernic, la littérature et le xixe siècle », Les lieux littéraires/La revue, no 1, 2000, pp. 169-185.


Pour citer cet article :

Marie-Ève Riel, « Consécration », dans Anthony Glinoer et Denis Saint-Amand (dir.), Le lexique socius, URL : http://ressources-socius.info/index.php/lexique/21-lexique/59-consecration, page consultée le 25 avril 2024.

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